top of page
Rechercher

Pourquoi la guerre ?

  • gobbepsy
  • 14 nov. 2023
  • 7 min de lecture

C’est un petit texte édité chez Payot-Rivages : deux lettres, l’une écrite par Einstein à Freud, et l’autre, la réponse du second. Cet échange, commandé par la Société des Nations en 1932, s’organise autour d’une question : « existe-t-il un moyen d’affranchir les hommes de la menace de la guerre ? »[1]

Einstein esquisse une première solution, l’existence d’une instance supranationale suffisamment forte pour faire respecter son « idéal de justice »[2]. Il précise : « La voie qui mène à la sécurité internationale impose aux États l’abandon sans condition d’une partie de leur liberté d’action, en d’autres termes, de leur souveraineté »[3], tout en soulignant que l’« appétit politique de pouvoir que manifeste la classe régnante d’un État contrecarre une limitation de ses droits de souveraineté. »[4] Puis il ajoute :

« Je songe particulièrement ici à ce groupe que l’on trouve au sein de chaque peuple et qui, peu nombreux mais décidé, peu soucieux des expériences et des facteurs sociaux, se compose d’individus pour qui la guerre, la fabrication et le trafic des armes ne représente rien d’autre qu’une occasion de retirer des avantages particuliers, d’élargir le champ de leur pouvoir personnel. […] Cette minorité des dirigeants de l’heure a dans les mains tout d’abord l’école, la presse et presque toujours les organisations religieuses. C’est par ces moyens qu’elle domine et dirige les sentiments de la grande masse dont elle fait son instrument aveugle. »[5] 


Einstein prolonge son propos de la manière suivante :

« Comment est-il possible que la masse […] se laisse enflammer jusqu’à la folie et au sacrifice ? Je ne vois d’autre réponse que celle-ci : l’homme a en lui un besoin de haine et de destruction. »[6]

C’est sur ce point que Einstein, l’humaniste, interroge Freud, « le grand connaisseur des instincts humains »[7].

 

Quelques semaines plus tard, Freud répond dans une longue lettre. Il présente, paradoxalement, la violence non comme le problème, mais comme la solution :

« Vous commencez par poser la question entre droit et force. C’est là, assurément, le juste point de départ de notre enquête. Puis-je me permettre de substituer au mot “force” le terme plus incisif et dur de “violence” ? Droit et violence sont actuellement pour nous des antinomies. Il est facile de montrer que l’un est dérivé de l’autre, et si nous remontons aux origines primitives pour examiner de quelle manière le phénomène s’est produit, tout d’abord, la solution du problème nous apparaît sans difficulté. […] Les conflits d’intérêts surgissant entre les hommes sont donc, en principe, résolus par la violence. […] La mise à mort de l’ennemi satisfait une disposition instinctive, sur laquelle nous aurons à revenir. Il arrive qu’au dessin de tuer vienne s’opposer le calcul selon lequel l’ennemi peut être employé pour rendre d’utiles services, si, une fois tenu en respect, on lui laisse la vie sauve. En pareil cas, la violence se contente d’asservir au lieu de tuer. C’est ainsi qu’on commence à épargner l’ennemi, mais le vainqueur a dès lors à compter avec la soif de vengeance aux aguets chez le vaincu, et il abandonne une part de sa propre sécurité.

Tel est donc l’état originel, le règne de la puissance supérieure, de la violence brutale ou intellectuellement étayée. »[8] 


Mais, précise ensuite Freud, la violence peut se transformer en droit commun si les plus faibles parviennent à s’associer pour rivaliser avec un plus fort : alors,

« la violence est brisée par l’union, la force de ces éléments rassemblés représente alors le droit, par opposition à la violence d’un seul. [Aussi,] pour que s’accomplisse le passage de la violence au droit nouveau, il faut qu’une condition psychologique soit remplie. L’union du nombre doit être stable et durable. Si elle se créait à seule fin de combattre un plus puissant pour se dissoudre une fois qu’il est vaincu, le résultat serait nul. »[9]


Plus loin, Freud souligne que la tentation de formuler un droit fait par et pour les dominateurs risque de conduire à un retour du règne de la violence et c’est par la mise en place d’un droit égal pour tous que l’on peut éviter le retour à la violence. Encore faut-il une force extérieure capable – une force suprême –, dotée d’une force appropriée pour imposer ce droit. Deux facteurs assurent donc la cohésion des peuples : « la contrainte de violence et les relations de sentiment – les identifications, comme on les désignerait en langage technique – entre les membres de ce même corps. »[10]

 

Combien ce texte est d’actualité ! La violence est constitutive de l’être humain. Elle est renvoyée au sauvage et à la barbarie alors qu’elle est notre lot commun, une pulsion première, peut-être la seule. Silvia Lippi rappelle que « pour Lacan, la pulsion, qui est foncièrement pulsion de mort, est pulsion de destruction. »[11] Ce que nous renvoyons dans le sauvage et l’inhumain, c’est le propre même de notre humanité[12]. David Lepoutre, se référant aux travaux de Pierre Clastres[13], pose la question en ces termes :

« Pourquoi la tribu primitive fait-elle la guerre ? Non pas parce qu’elle lutte pour sa survie. Non pas parce qu’elle est en concurrence avec d’autres tribus pour des terrains de chasses. Non pas pour prendre des femmes à ses ennemis. Non pas parce que les procédures de l’échange pacifique de biens ou de femmes ont échoué. Tout simplement et exclusivement pour rester une. Autrement dit, “elle cherche à conserver son être même”, à défendre son identité culturelle. »[14] 


La violence est donc culturelle et politique. Tout comme il n’y a pas de sujet sans violence, il n’y a pas de société sans violence, violence qui peut prendre des formes multiples – physique, psychique, symbolique, voire invisible[15]. Cette même violence constitue un noyau refoulé et déclassé socialement, dans une époque qui rejette l’homme violent et fait le culte de l’homme fort, incarnation même de celui qui est parvenu à mettre sa bestialité au service de la communauté – et du pouvoir[16]. Or c’est cela que Einstein et Freud pointent : tant que cette violence est au service d’un pouvoir dominateur, elle ne conduit qu’à sa perpétuation.


Quelle issue trouver ?

Freud nous le précise : l’identification – la considération de l’autre comme un autre moi-même – et une force suprême et extérieure incarnant la loi, le surmoi freudien ou le grand Autre lacanien. Ce grand Autre, c’est le trésor de signifiant, les mots, qui constituent une butée à la jouissance[17] vers laquelle nous conduit la pulsion de mort. Mais, comme le souligne Silvia Lippi, « les mots font jouir » et peuvent devenir des « objets érotiques »[18]. Par le verbe se dresse un « interdit de jouissance » – parle au lieu de tuer ! – qui peut devenir « jouissance de l’interdit »[19]. Lorsque l’individu entend des mots – des signifiants – qu’il produit ou que l’autre produit, « l’inconscient chiffre et déchiffre pour produire de la jouissance […]. “Ouïr un sens” ne veut pas dire nécessairement “comprendre un sens” : les deux termes peuvent être même en contradiction dans certains cas. J’OUIS-SENS : c’est le petit bout de jouissance qui frôle le signifiant, c’est la petite partie du hors-signifiant dans le signifiant même. »[20]

 

Loin d’être fasciste, comme le supposait Roland Barthes, le langage ouvre la voie à une autre jouissance, alternative à la pulsion de mort. C’est par ce plaisir du signifiant que l’enfant entre dans le langage, qui s’impose à lui, comme une loi fondamentale : utilise les mots[21]. Selon une formule célèbre de Lacan, « l’être humain, qu’on appelle ainsi sans doute parce qu’il n’est que l’humus du langage, n’a qu’à s’apparoler avec cet appareil-là. »[22] Les mots étaient là avant nous et nous y revenons toujours, seule condition pour nous écarter de la haine et de la souffrance. En nous « apparolant » au langage, nous nous « apparolons » à l’Autre, et aux autres, nous trouvons une voie de médiation qui permet de sortir d’un réel indicible, même si tout n'est jamais dit. Nous disons notre expérience du monde. Il en est ainsi de l’analysant qui dit son symptôme : « le symbole se manifeste d’abord comme meurtre de la chose, et cette mort constitue dans le sujet l’éternisation de son désir. »[23] Par symbole, Lacan, me semble-t-il, entend ce qui relève de l’univers du symbolique, c’est-à-dire des signes, des mots, des signifiants. Mais c’est par le meurtre de la chose – de quoi s’agit-il ? – que celle-ci s’inscrit comme cause du désir. Le verbe était là avant nous et nous y retournons, inévitablement, parce que nous sommes son humus et il nous permet de transformer nos pulsions en désirs. Y a-t-il une autre alternative ?

Et Lacan de proposer cette ouverture :

« L’expérience psychanalytique a retrouvé dans l’homme l’impératif du verbe comme la loi qui l’a formé à son image. Elle manie la fonction poétique du langage pour donner à son désir sa médiation symbolique. Qu’elle vous fasse comprendre enfin que c’est dans le don de la parole que réside toute la réalité de ses effets ; car c’est par la voie de ce don que toute réalité est venue à l’homme et par son acte continué qu’il la maintient.

Si le domaine que définit ce don de la parole doit suffire à votre action comme à votre savoir, il suffira aussi à votre dévouement. Car il lui offre un champ privilégié. »[24]


[1] Albert Einstein in Einstein, Albert et Freud, Sigmund, Pourquoi la guerre ? [1933], Paris, Payot & Rivages, coll. Petite Bibliothèque, 2005, p. 33.

[2] Ibid., p. 35.

[3] Ibid., p. 36.

[4] Ibid.

[5] Ibid., p. 36‑37.

[6] Ibid., p. 37‑38.

[7] Ibid., p. 38.

[8] Sigmund Freud in Ibid., p. 43‑45.

[9] Ibid., p. 45‑46.

[10] Ibid., p. 51.

[11] Lippi, Silvia, « Transgression et violence chez Bataille et Lacan », La clinique lacanienne, vol. 10, n° 1, 2006, p. 245‑262.

[12] Lévi-Strauss, Claude, Race et histoire [1952], Paris, Gallimard, 1987.

[13] Clastres, Pierre, Archéologie de la violence [1977], Avignon, Éditions de l’Aube, 2016.

[14] Lepoutre, David, « Le regard divergent », Sociétés & Représentations, vol. 1, n° 6, 1998, p. 423.

[15] Loudcher, Jean-François, Penser la violence en sciences sociales du sport, dans Sport and violence, éd. Fernandez Truan, Séville, Université Pablo de Olavide, 2006, p. 141‑149.

[16] Ehrenberg, Alain, Yahi, Jean-Pierre et Zylberman, Patrick, Archanges, guerriers, sportifs et petits pervers, Paris, CORDES, 1980.

[17] Le terme jouissance n’est pas à entendre dans son sens commun : il ne s’agit pas de plaisir mais de la satisfaction d’une pulsion primitive.

[18] Lippi, Silvia, « Transgression et violence chez Bataille et Lacan », art. cit., p. 250.

[19] Ibid.

[20] Ibid., p. 251.

[21] Parmi les nombreux textes dans lesquels Lacan évoque cette question, je retiendrai celui-ci : Lacan, Jacques, Je parle aux murs, Paris, Seuil, coll. Champ freudien. Paradoxes de Lacan, 2011.

[22] Lacan, Jacques, Séminaire XVII : L’Envers de la psychanalyse (1969-1970), Paris, Seuil, coll. Le Champ freudien, 1991, p. 57.

[23] Lacan, Jacques, Fonction et champ de la parole et du langage, dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 319.

[24] Ibid., p. 322.

 
 

09 77 85 86 17 - 06 43 17 93 74 

Christophe Gobbé

Cabinet de psychanalyse

84 boulevard François Mitterrand

63000 CLERMONT FERRAND

©2020 par Gobbé.psy. Créé avec Wix.com

bottom of page