Boxe, business et testostérone : la montée en flèche de l’idéologie hormonale
- gobbepsy
- 8 mai 2024
- 5 min de lecture

Le net est à la mode. Depuis quelques années, les youtubeurs, les influenceurs, se sont multipliés, espérant faire commerce de leur petite expertise. Dans le champ des arts martiaux et sports de combat, ces pratiques se sont multipliées, chacun faisant l’éloge de son « école », de son « système », de sa « méthode ». Chaque fois, ça commence comme ça : « Si toi aussi tu veux… » Et les conseils experts fusent, partant de l’art martial pour aller vers la self defence, puis glisser vers les questions sécuritaires, les conseils d’hygiène alimentaire, et d’hygiène corporelle : « Tu as plus de 50 ans, et tu veux faire comme moi, augmenter ton taux de testostérone ? »
Comme j’ai plus de 50 ans et que j’ai un petit passé dans ces histoires de sports de combats, j’en reçois des pubs, des vidéos de ce genre, sans cesse.
Alors je suis allé voir. Et ça ne s’arrête pas là ! On part des prises de judo, de karaté ou autre et on en arrive au business : « Quand tu vas faire ton entretien d’embauche, quand tu vas négocier ton augmentation de salaire, tu dois être comme un pratiquant de sports de combat, être stratégique ! »
Pathétique, un décérébré au crâne rasé vous fait alors la leçon, faisant de lui-même son propre mythe. N’est-ce pas cela un mythomane ?
Pathétique et inquiétant quand des municipalités – y compris de gauche – utilisent l’argent de la collectivité pour organiser des stages de self defence et de sécurité publique, invitant ce même décérébré à faire l’éducation civique des con-citoyens.
Prochaine étape, ce sera – c’est déjà – dans les hôpitaux et dans les écoles que l’on fera appel à des bonimenteurs, pour mâter les malades ou les gamins, si nécessaire, par la force.
Sale ère…
En 1972, dans l’après 68, au milieu des mouvements hippies, écologistes, pacifistes, féministes, Jacques Lacan avait déclaré que le racisme était promis à un bel avenir [1]. Il avait pris tout le monde à contrepied. Et pourtant, que peut-on dire 50 ans après ? N’avait-il pas vu juste ?
Aujourd’hui, pourrait-on dire, c’est la testostérone qui semble promise à un bel avenir. Oui, il y a les mouvements gays, trans, LGBT, mais qu’est-ce qui rôde dans l’ère, y compris en arrière-plan, parfois, de ces mouvements ? Quel signifiant ?
L’hormone.
Et derrière l’hormone, l’idée que c’est cela qui fait notre identité. Identité choisie. Comme si nous pouvions tout choisir…[2] Comme si nous avions du pouvoir sur tout. Y compris sur nous-même. Les gourous de management appellent cela l’empowerment – prendre le pouvoir sur soi – et les gourous de la culture physique l’embodyment – prendre le pouvoir sur son corps. À croire qu’ils se sont passés le mot.
Mais avoir du pouvoir sur tout, sur le total de son être, de son corps, de son environnement, n’est-ce pas cela qu’on appelle le totalitarisme ?
Histoires
Retour sur un peu d’histoires, quelques allers et retours, des associations libres…
À la fin des années 1920, un auteur allemand du nom de Siegfried Kracauer [3] publie un ouvrage intitulé Les employés [4] et sous-titré « Aperçus de l'Allemagne nouvelle ». Glaneur des petites phrases et des anecdotes, chiffonnier du quotidien comme l'avait désigné Walter Benjamin, Kracauer montrait par des menus détails, la montée insidieuse du drame nazi. Un chapitre du livre s’intitule, je ne fais que rapporter, « L’entreprise en marche », entreprise qui nous invite à être « des collaborateurs assidus » et dans laquelle il faut « favoriser le développement personnel et humain ». Dans cette entreprise, « une mise en valeur intensive des hommes s’avère nécessaire. » [5]
Cinquante ans plus tard, de jeunes sociologues publient un texte tombé dans l’oubli – on n’en trouve plus que deux exemplaires dans les bibliothèques universitaires – qui porte sur les sports de combat : l’introduction est remarquable, montrant combien notre société rejette la violence, reléguée au rang de la sauvagerie, pour faire le mythe de l’homme fort, celui qui met sa virilité, sa puissance, sa testostérone au service du bien collectif [6]. Encore un autre mythe...
Nouveau retour en arrière : un Néerlandais, Johan Huizinga, consacre ses travaux aux jeux, à la place du jeu dans la société [7]. En 1935, dans un livre des plus pessimistes [8], il développe ce qu'il nomme le puérilisme : le puérilisme, dit-il, c'est quand les hommes confondent l'univers du jeu et l'univers du sérieux. Le salut nazi est, selon lui, le comble du puérilisme. On est à l’heure des communautés masculines, virilistes, qui font le culte du corps et du chef. On a vu où ça conduit !
Retour au 21e siècle.
Que des pratiquants de sports de combat décérébrés se prennent pour les nouveaux gourous du management, soit. On fait ce qu’on peut, comme on peut. Mais n'y a-t-il pas là une belle illustration de ce que Huizinga nommait le puérilisme, à savoir confondre l'univers du jeu – dans un dojo ou une salle des sports – avec l'univers du sérieux que constitue la vie économique et sociale ?
À la fin des années 1970, Pierre Bourdieu et Luc Boltanski publiaient un petit texte, La production de l'idéologie dominante [9], montrant que c'est là, dans des espaces dits « neutres », prétendus anodins, dans le loisir, dans le divertissement, dans des univers a priori sans enjeux, que se fabrique l'idéologie dominante, aujourd’hui l’idéologie de l’hormone et de la testostérone.
Et plus inquiétantes encore qu’un décérébré chargé d'hormones qui montre comment « exploser la tête » de celui qui vient lui marcher sur les pieds, beaucoup plus inquiétantes ces personnalités politiques de premier rang qui se réapproprient le même discours, la même iconographie, en s'affichant publiquement avec des gros muscles, des gants de boxe, cognant face à un sac, incarnation de l’Autre-ennemi.
Au regard de leur position, des responsabilités qu'ils ont choisi d'assumer, et de ce qui se joue entre leurs mains, n’est-ce pas là inquiétant ? Alors qu’ils sont présumés être éclairés et capables de discernement, peuvent-ils, eux aussi, se laisser aller à un tel puérilisme ? À moins que ce soit, là aussi, le symptôme de cette nouvelle idéologie hormonale.
[1] J. Lacan, Séminaire XIX : ...ou pire (1971-1972) (Texte établi par J.-A. Miller), Paris, Seuil, 2011.
[2] À lire sur cette question l’excellent livre de C. Leguil, Je : une traversée des identités, Paris, PUF, 2020.
[3] C. Gobbé, « Compte rendu. Siegfried Kracauer, Rues de Berlin et d’ailleurs, Paris, Les Belles Lettres, 2016, 215 p. », L’Ethnographie. Création·Pratiques·Public, 2020, 3‑4.
[4] S. Kracauer, Les Employés. Aperçus de l’Allemagne nouvelle (1929), Paris, MSH / Avinus, 2012.
[5] Ibid., p. 54 et 55.
[6] A. Ehrenberg, J.-P. Yahi et P. Zylberman, Archanges, guerriers, sportifs et petits pervers, Paris, CORDES, 1980.
[7] Pour une synthèse très éclairante : L. Di Filippo, « Contextualiser les théories du jeu de Johan Huizinga et Roger Caillois », Questions de communication, 2014, 25, p. 281‑308.
[8] J. Huizinga, Incertitudes : Essai de diagnostic du mal dont souffre notre temps (1935), Paris, Vrin, 2003.
[9] P. Bourdieu et L. Boltanski, La production de l’idéologie dominante (1976), Paris, Demopolis et Raisons d’agir, 2008.